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Aux Saintes Maries, sur la plage reluisante...

D 7 novembre 2018     H 12:15     A Annie Lesca     C 0 messages


La Camargue d’antan

Aux Saintes Maries, sur la plage reluisante de cristaux de sel, près de l’église aux fins créneaux, qui pose une seconde église sur son toit, tandis que l’éternel mirage revêtait d’un voile féerique les mornes étendues de Camargue, ses marécages, et la mer, voici ce qu’un Bohémien venu d’Espagne, avec sa bande de maquignons, de rétameurs, de vieilles sorcières et de jeunes danseuses à castagnettes, me conta :

Campement en 1927

« Non ! ce n’est point pour Jacobé, non ! ce n’est point pour Salomé que chaque année, fidèlement, avec nos frères de partout, nous faisons ce pèlerinage. Non ! ce n’est point pour Jacobé, non, ce n’est point pour Salomé, ni même pour la Madeleine, que, chaque année, orgueilleux d’offrir le plus gros cierge, nous oublions d’être païens. Quand le dieu blond fut mort, condamné par les Juifs, abandonné des durs Romains, Jacobé, Salomé, avec la Madeleine, ne pouvant accepter de vivre en un pays où l’Aimé n’était plus, se confièrent à la pitié des flots, sur une barque sans voiles ni rames. Une servante les accompagnait, Bohémienne comme nous, qu’elles appelaient du nom de Sara. Et la barque amena doucement jusqu’ici Jacobé, Salomé, Sara et Madeleine.
Jacobé, Salomé restèrent ; Madeleine s’enfuit au désert ; mais Sara, la servante noire, jusqu’à la fin resta fidèle à Jacobé, à Salomé.
Jacobé, Salomé, ont leurs os dans des châsses d’or, là-haut, sous les voûtes fleuries de la chapelle aérienne. Sara repose dans la crypte, à côté du fourneau d’argile où, pour les deux Maries, sur un feu d’herbes et d’épaves, elle préparait le repas. Et c’est Sara que nous prions, un jour chaque année, dans la crypte. »
Le Bohémien s’était tu, suivant du regard, au fond du ciel rose, un flamant rose qui passait. Mais je lui offris une cigarette, et voici ce qu’il me dit encore :
« Vous ne connaissez pas, vous autre chrétiens, la véritable histoire de Sara. Écoute le récit qu’en font nos vieilles à nos enfants, le soir, quand on va s’endormir, sous une arche de pont, une grotte.
La nuit même où naquit, entre le bœuf et l’âne, sur la paille, l’enfant-dieu que vous adorez, des Bohémiens de Galilée qui cheminaient par les grandes routes se rencontrèrent avec des bergers.
Les bergers chantaient : Gloria ! Nous allons trouver le Sauveur... Mais quand les Bohémiens voulurent les suivre, ils levèrent sur eux des bâtons ferrés et les firent mordre par leurs chiens.
Quelque temps après trois Rois passèrent, trois Rois Mages, avec des serviteurs et des chameaux. Une étoile les précédait. Et les Bohémiens, ayant reconnu dans l’escorte beaucoup de gens aussi noirs qu’eux et s’en voyant bien accueillis, suivirent les Rois Mages et l’étoile.
On arriva dans Bethléem, on s’arrêta devant l’étable. L’étable n’avait pas de toit ; et, du haut du ciel, immobile, la Belle Étoile l’éclairait.
On voyait Joseph et la Vierge, et l’on voyait aussi Jésus, tout nu, entre le bœuf et l’âne. Tout à l’entour, près de la crèche, étaient les présents des bergers, et les Bohémiens s’attristèrent parce qu’ils n’avaient rien à offrir.

Triptyque de Jérôme Bosch, 1510

Puis, les Rois Mages s’avançant, Gaspard ayant présenté l’encens, Melchior l’or, Balthasar la myrrhe, Bohémiens et Bohémiennes, tout honteux, s’entre-regardaient.
Sara se trouvait là qui tenait son fils âge de trois ans, par la main ; et, plus subtil que les vieillards, ce fils eut soudain une idée.

Avec une sagesse au-dessus de son âge, et comme s’il eût deviné l’affront subi par la tribu, il quitte la main de sa mère, s’empare des grands ciseaux qui pendaient à la ceinture de son père le tondeur et il se glisse parmi la foule, s’approche du roi Balthasar reluisant ainsi qu’un soleil sous son manteau brodé de perles, et, bravement, comme eût fait un homme, coupe la plus riche des pendeloques qui ornaient le bord du manteau.
Puis il l’offre à l’enfant Jésus que ce beau joujou fit sourire.
– Cestas ! Gestas ! Criait la mère. Mais Jésus, tendant ses menottes, semblait fort approuver Gestas.
À trente années de là, tout en haut du Calvaire où trois grandes croix se dressaient, les pieds et les mains traversés de clous, le front ceint d’épines, Jésus agonisait entre deux criminels condamnés au même supplice.
Sous la croix la plus haute, en des attitudes de douleur, se tenaient groupées les saintes femmes. Et, pendant que sur la croix de gauche, dans son désespoir solitaire, le mauvais larron blasphémait, au pied de la troisième croix, dolente, pleurait une mère.
Or, quand les durs soldats romains, ayant achevé le mauvais larron dont les cris les importunaient, et percé Jésus d’une lance, s’approchèrent du troisième larron pour lui briser les cuisses à l’aide d’une barre de fer, cette mère cria :
– Gestas ! Gestas ! Ô mon Gestas...
Et, sous le sang qui couvrait sa face, Jésus à ce cri eut un divin sourire, le sourire de Bethléem ! car dans son compagnon d’agonie Jésus venait de reconnaître son petit ami de jadis, celui qui, pour l’en amuser, soulageait de leurs pendeloques le manteau brodé des Rois Mages. »
Telle est, rapportée fidèlement et telle que me la racontèrent en Camargue d’étranges pèlerins venus d’Espagne, l’histoire véridique des trois Maries ainsi que celle de Sara, leur servante bohémienne, et la mère du bon larron.

Tapuscrit Als33120 – 20181107 – ccbysa
Source : Paul Arène, Paris-Noël 1894

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