Vous êtes ici : Accueil » Patrimoine régional » Les sabots, conte de Noël de Paul Arène

Les sabots, conte de Noël de Paul Arène

D 7 novembre 2018     H 21:05     A Annie Lesca     C 0 messages



Quand vient le déclin de l’année,
Quand Noël, de retour avec
Son fagot, dans la cheminée
Fait pétarader le bois sec,
Le bon logis, la bonne flamme,
Les vents s’enrageant au dehors,
M’ont toujours ragaillardi l’âme
Pour le moins autant que le corps.

Le cep se tord pleurant sa sève ;
Dans de rouges embrasements
Les tisons croulent... moi je rêve
Et poursuis cent petits romans,
Essaim d’or qui voltige et monte
Parmi la flamme des sarments.
Parfois mon roman n’est qu’un conte
Que je me conte à moi sans honte,
À moi seul ! L’homme est ainsi fait :
Jeune ou vieux, riche ou pauvre, il aime
Conter, et Robinson lui-même,
Lorsque Vendredi lui manquait
Robinson tout seul, dans son île
Racontait de façon civile
Des contes à son perroquet.

En fait d’histoire j’en sais une
Dont l’héroïne aimable et brune,
Parisienne à l’œil coquet,
L’air d’un friquet sous un toquet,
Voulut... Ce début est honnête :
Pourtant quoique le fin du fin
Soit de commencer par la fin
Un volume sans pieds ni tête ;
Peut-être qu’en somme il vaut mieux
Conter comme nos bons aïeux,
Tout droit, à la bonne franquette.

À Paris donc, près du moulin
Broyant les cœurs au lieu de grain,
Dont les ailes à moitié fées,
Au gré d’un courant d’air malin
On fait se décoiffer en plein
Tant de fillettes mal coiffées,
Donc il y avait à Paris
Certaine brunette aux yeux gris,
Laquelle vivait, étant belle,
Du seul métier qu’elle eût appris...
C’est dire qu’elle était modèle.
Du seul ? Non, Car, dans certains cas,
Lorsque la pose n’allait pas,
En hiver, dans la saison dure,
Suzanne, mal payée, hélas !
Gagnait l’argent de ses repas
Avec des travaux de couture.
On sait toujours faire un ourlet
Ou chiffonner un ruban rose...
Quelquefois aussi rien n’allait,
Ni la couture ni la pose.

Par cet hiver fort inclément,
Il arriva précisément
Qu’à la suite du long chômage,
Un soir de Noël, quel dommage !
Le foyer froid, les doigts rougis,
La misère était au logis.
Suzon, sage comme une image
Et sentant des pleurs à ses yeux
(Car rien n’est triste et douloureux
Comme un Noël qui se présente
Sans souper et sans amoureux),
Soupira : — « Paris rit et chante,
Et réveillonner serait doux,
Mais qui dort soupe, endormons-nous ! »

Comme beaucoup d’autres, Suzanne,
Beau fruit brun que le gaz pâlit,
Restait quelque peu paysanne.
Avant que de gagner son lit,
Très ingénument idolâtre,
Elle voulut mettre dans l’âtre
Ses bottines, sans grand espoir,
En doutant même un peu, pour voir.

Hélas ! depuis une semaine
Suzanne trotte et se promène
Venant partout, d’un air confus,
Prier les gens, dire sa peine,
Et ne trouvant que des refus.
Or on use, la chose est sûre,
À courir Paris sa chaussure
Bien plus qu’à courir les vallons,
Et, quoique le pin de Norvège
Change, avec ses pavés oblongs
Rue et boulevard en salons,
Sans compter la boue et la neige,
Les bottines, comment dirai-je ?
Boitaient un peu des deux talons.

Suzon rougit à la pensée
De sa savoir si mal chaussée :
– « Autrefois, pour aller au bois,
On me donnait, si j’ai mémoire,
Des petits sabots, et je crois
Les garder encor dans l’armoire.
Sans être précisément beaux,
Ils sont gentils comme sabots,
Reluisants, en fin cœur de frêne.
Et ces Messieurs du Paradis
Dans mes sabots comme jadis
Pourront me laisser leur étrenne. »
Aussitôt dit, aussitôt fait !
Suzanne ouvre armoire et buffet :
Intacts, claqués de cuir bleu tendre,
Les sabots y sont en effet.
Suzon les pose dans la cendre :
Et maintenant du fond du ciel,
Le vieux Noël, le bon Noël,
Avec ses cadeaux peut descendre !
Là-dessus Suzanne se mit
Entre les draps, puis s’endormit.

Maintenant Suzanne voyage
Il fait froid, elle est au village :
Au bout des champs un vitrail luit,
Tandis qu’en sa tour mal fermée,
Au lointain la cloche enrhumée
Sonne la messe de minuit.
On part, on se presse, on s’appelle :
Comme il fait bon cheminer quand
Le froid rend le gazon craquant !
Puis on arrive à la chapelle.
L’autel s’illumine ; dessus,
Environné de paille fraîche,
Un enfant de cire, Jésus,
Tend les bras, couché dans sa crèche ;
Et graves, vernissés de neuf,
Entre le bon Joseph qui prie
Et la Sainte Vierge Marie,
Soufflent, soufflent l’âne et le bœuf.

Mais le lendemain, quelle joie
De retrouver, en se levant,
Dans ses sabots fêlés souvent
Les présents que Noël envoie !
Et Suzon rêvait qu’elle était,
Comme en son enfance première,
Couchée au fond d’une chaumière
Que le bon Noël visitait.

Embrouillée encor dans son rêve,
Au petit jour Suzon se lève
Et court au foyer. Qui l’eût cru ?
Les sabots avaient disparu.
À leur place, sveltes, mutines,
D’un air de conquête, et debout
Sur des talons du meilleur goût,
Brillaient deux superbes bottines.
Cependant les cloches, en chœur,
Mille cloches sonnaient Matines
Et Suzon pleura de bonheur.

Adieu, Suzanne, et bonne chance !
N’as-tu pas, grâce au vieux Noël,
Le viatique essentiel :
Des bottines et l’espérance ?
Trotte dans Paris...
Moi je pense
Pouvoir finir mon conte ici.
Pourquoi se donner le souci
D’un dénouement, la Providence
Me servant tout fait celui-ci ?
Mais le miracle se fait rare,
La Paradis s’en montre avare,
La Science nie, et pourtant
Il avait du bon... Je déclare
N’y plus croire en le regrettant.
Puisque, pourtant ! Il nous faut vivre
Dans un siècle où même l’enfant,
Dès qu’il peut épeler un livre,
Se rit des vieux saints que défend
À grand’peine leur barbe en givre ;

Puisque Bébé, qui tête encor,
Mais déjà sage entre les sages
Sait que la niche est un décor,
Et que les bergers, l’étoile d’or,
S’achètent au coin des passages ;
Vous aurez, oh ! j’en fais le vœu !
La vérité, mais toute entière,
Telle qu’on me la dit naguère.
Et tant pis si le conte bleu
Rêvé pour vous au coin du feu
Finit en idylle vulgaire !

Apprenez donc que l’autre jour,
M’en étant allé faire un tour
D’ateliers, vers cette avenue
Voisine du jardin Monceaux
Où se fabrique par monceaux,
La figure habillée et nue,
Chez le sculpteur... un nom en ki,
Un beau nom, en double consonne,
Enfin n’importe ! Quelqu’un sonne,
On ouvre et je vois entrer, qui ?
Devinez : Suzon en personne !

– « Comment ! On a donc hérité
Pour être aussi femme et fringante ?
On arrive en carrosse, on gante
Du Fin Suède ! En vérité,
Une reine est moins élégante !
– Mon bonheur, comme en un roman,
Dit Suzon, vient d’un talisman.
Car depuis un mois que je porte
Ces petits trottins feuille morte,
Les deux bottines que voici,
Sans effort tout m’a réussi.
Jamais le travail ne me manque,
Et bientôt je pourrai payer,
Si ça dure, en billets de banque,
Ma blanchisseuse et mon loyer.
Écoutez : c’est à n’y pas croire... »
Et Suzanne, de bout en bout,
Allait recommencer l’histoire,
Qu’ivre de bonheur et de gloire,
Elle contait un peu partout,

Quand tout à coup, tournant la tête,
Elle aperçut, pendus au mur
Entre deux bouquets de blé mûr,
Ses sabots, et resta muette.

Soudainement Suzon comprit
(Ces créatures enfantines
Parfois ne manquent pas d’esprit)
La provenance des bottines.

– « Si je savais qui s’est permis ?...
– Sachez donc qu’un de mes amis...
– Je le hais !
– Attendons la suite :
Ayant ailleurs son atelier,
Plus personnellement habite
Rue... hum ! Lepic, dans l’escalier
Deux, près des toits.
– Sur mon palier :
– Votre palier ?
– Oui, bon apôtre !
– En ce cas un mur, peu discret
Et fort mince, à ce qu’il paraît,
Sépare son logis du vôtre.

Or, – c’était pour Noël – un soir...
Vous rappelez-vous quel Décembre,
Quel brouillard triste et quel froid noir ?
Cet ami resta dans sa chambre.
Comme minuit allait sonner,
À l’heure où les saints sont en route,
Soudain, il s’ennuyait sans doute
D’être seul à réveillonner,
Oui ! Soudain il lui vient l’idée,
La cloison étant lézardée...
– De regarder ?

– Non ! Sur ce point,
Je jure qu’il ne faillit point.
Mais en appliquant son oreille
Tout près, il entendit, pareille
À votre voix douce, une voix
Qui demandait au vieux bonhomme
Noël rien qu’un miracle comme
Ceux à la mode d’autrefois ;
Le souhait était humble en somme.
Alors, profitant du moment
Où Suzon rêvait sous la serge,
– Telle avant le Prince Charmant
Rêvait la Belle au bois dormant –
Il fit faire, oh bien simplement !
Le miracle par la concierge.

Toute surprise, le cœur gros,
Et désormais sachant de reste
Que ni bottines, ni sabots,
N’avaient d’origine céleste :
– « Ainsi donc Noël, c’était vous,
Méchant ?...
– Moi-même, je l’avoue
Et demande grâce à genoux ! »

Émue et le rose à la joue,
Maintenant Suzanne rêvait.
Ce bonhomme Noël avait,
À la place de barbe blanche,
Quelques frisons d’or en duvet,
Vingt ans, l’œil doux et la voix franche.
Tout de suite Suzon songea
À l’aimer, car la femme est fine.
Lui, pour son compte, aimait déjà.

Les bottines, on le devine,
Durèrent moins que leur amour,
Puis les sabots eurent leur tour,
Car le sculpteur avec sa mie
Loin de Paris, quand vint le mois
Qui fait lever l’herbe endormie
Et rougir la fraise des bois,
S’en allèrent...

Mais je m’arrête
Et vive Suzon ! Pour sa fête
Noël mit dans son sabot, non
Les trésors que rêve un poète,
Mais l’amour d’un loyal garçon.
Du bonheur toute une saison...
C’est la grâce que je souhaite
À de plus riches que Suzon !

Paul Arène, ’’Paris-Noël’’ 1885-1886
Tapuscrit – Als33120 – 20181107 - ccbysa

Un message, un commentaire ?
Forum sur abonnement

Pour participer à ce forum, vous devez vous enregistrer au préalable. Merci d’indiquer ci-dessous l’identifiant personnel qui vous a été fourni. Si vous n’êtes pas enregistré, vous devez vous inscrire.

Connexions’inscriremot de passe oublié ?