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Freinet, Père-Courage

vendredi 7 novembre 2003

Un témoignage de Michel Barré posté le 6 novembre 2003 sur la liste de diffusion Freinet.

Au début de son livre L’Education du Travail, Freinet écrit que, dans les moments les plus pénibles de sa vie, il se tourne vers ses sources. Je crois que, nous aussi, quand nous nous trouvons devant des situations difficiles, nous avons besoin de nous tourner vers nos sources, même si elles nous semblent très lointaines. C’est pourquoi je voudrais analyser rapidement l’
attitude de Freinet face aux drames qu’il a vécus.

Après une jeunesse paysanne, vécue si passionnément qu’il ne l’oubliera jamais, il est, comme tant d’autres, arraché à sa région par la guerre de 14. Il a juste 21 ans quand il est très grièvement blessé à la poitrine et, après une convalescence de plus de deux ans, considéré comme invalide de guerre à 70%. Il s’entête pourtant à devenir instituteur, comme il l’avait
décidé.

Un raccourci simpliste, apparu bien plus tard, explique par son essoufflement sa décision de changer de pédagogie.

Quand on relit ses écrits de l’époque et que l’on a rencontré ses premiers élèves de Bar-sur-Loup, son caractère passionné et généreux l’emporte largement sur la fatigue, qu’il s’efforce de ne jamais montrer. Il s’astreint simplement à une hygiène de vie rigoureuse.

A partir de 1920, la mise au point patiente d’une autre pédagogie et surtout la constitution progressive d’un petit mouvement ne sont pas l’oeuvre d’un mutilé qui économise ses forces. Bientôt le mouvement s’étoffe et, peu après la création de la BT, le petit bulletin pédagogique du début devient une revue : L’Educateur Prolétarien.

Mais à la fin de cette même année 1932, une cabale d’extrême-droite, d’une violence inouïe, allant jusqu’à l’assaut de sa classe de St-Paul de Vence, aboutit à son déplacement administratif. Comprenant que tout sera fait désormais pour l’empêcher de continuer son action pédagogique militante, Freinet décide de créer sa propre école à Vence. Il la bâtit avec des amis.

L’administration tente, en vain, d’en empêcher l’ouverture, fin 1935.

Pour étoffer les effectifs, il accueille des gamins de la banlieue parisienne qui le confrontent pour la première fois à des attitudes indisciplinées, frôlant la délinquance. Sans changer de cap, il renforce le fonctionnement coopératif de l’école.

A partir de 1937, les problèmes matériels et éducatifs se compliquent quand il accueille de nombreux petits réfugiés espagnols ne parlant pas un mot de français. Toutes les difficultés sont néanmoins surmontées.

Soudain, en mars 40, Freinet est arrêté dans son école et, malgré l’absence de tout motif d’accusation, transféré dans différents camps de concentration français, mettant en péril son état de santé.

Finalement libéré 18 mois plus tard, mais interdit de séjour dans sa région, il rejoint sa famille dans les Hautes-Alpes et y rédige ses principaux livres pour meubler son inactivité.
Il entre ensuite au maquis et se retrouve au comité de Libération de Gap.

A l’automne 45, il est impatient de retrouver son école de Vence et le petit local de la coopérative pédagogique. Tout a été pillé, les fichiers d’ adresses détruits. Il faut tout redémarrer de zéro, patiemment. L’enthousiasme de la liberté retrouvée rassemble très vite non seulement les anciens militants, mais une nouvelle génération de jeunes éducateurs dont je fus.

Des rumeurs calomnieuses le soupçonnant de trahison pendant la guerre sont suivies, à partir de 1950, d’une campagne d’articles virulents dénonçant sa pédagogie comme bourgeoise.

La douleur de Freinet devant toutes ces attaques malhonnêtes est d’autant plus déchirante qu’elles viennent de son propre parti, le PCF, dont il sera rejeté en 1952. La collusion qu’on lui reproche avec les autorités de l’époque est d’autant moins justifiée que l’administration a supprimé à l’école Freinet les détachements d’instituteurs publics accordés dans l’euphorie de la Libération (si je suis venu à Vence, à 22 ans, avec l’enthousiasme pour unique compétence, c’est parce que je n’avais aucun problème d’interruption de carrière).

Pourtant, malgré toutes les tentatives de faire éclater l’ICEM et sa coopérative, la CEL, l’essentiel tient bon et se renforcera au fil des années.

Les traumatismes accumulés expliquent peut-être, sans les justifier vraiment, certaines méfiances et ruptures qu’il manifestera dans les dernières années de sa vie.

Néanmoins, jusqu’à sa mort, il gardera la capacité de faire des projets d’avenir. Il se tourne souvent vers ses sources, jamais pour y rester plongé dans une nostalgie foetale.

Pourquoi retracer tout cela ?

En pédagogie traditionnelle, on répondrait : pour proposer Freinet comme modèle et inciter le lecteur à se hausser à son niveau (excusez du peu !).

Le problème, avec les exhortations au courage, c’est qu’on ne dit jamais comment s’en procurer si l’on en manque ou s’il a été usé par les difficultés.

En voyant Freinet agir au quotidien, sans jamais se laisser abattre, j’ai appris qu’il faut, dans toutes les situations, s’appuyer sur ce qu’il reste de positif.

Il ne s’agit certes pas de nier les éléments négatifs ; on doit en tenir compte pour éviter de les réactiver ou de les renforcer. Pas question non plus de répéter bêtement que tout va bien (allez donc dire ça à un mutilé !), mais construire patiemment, avec détermination, sur les éléments positifs, aussi limités soient-ils.

L’avantage de cette stratégie, c’est qu’elle est cohérente pour des éducateurs, valable aussi bien avec les jeunes les plus difficiles que dans toutes les situations de la vie personnelle, associative et sociale.

Certains préfèrent les invectives, les dénonciations, les proclamations spectaculaires, les grandes utopies continuellement reportées à plus tard.

D’autres, comme Freinet, commencent par construire ou reconstruire, sans se décourager, car ils savent que la tâche ne sera jamais achevée. Pour se dynamiser, il leur suffit de vérifier tous les repères de réussite partielle.

Quand on compare ces deux attitudes sur la longue durée, le bilan est incontestable.

Michel Barré

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